J’ai une blague sur la grande distribution, mais elle va pas super marcher. Toujours est-il que le nombre limité de sorties autorisées en ces périodes de confinement force les gens à converger souvent dans la même direction : les berges pour courir, les pharmacies, les supermarchés. Là, la société française se dévoile en version confinement dans toute sa splendeur. Un instantané du monde plus parlant qu’un panel Ipsos. Mais avance bordel, je peux pas te bousculer parce qu’on n’a plus le droit de se toucher.
Le grugeur
Tandis que la queue s’allonge dans une rue ensoleillée, réunissant acheteurs potentiels de restes et autres profiteurs de sortie à distance respectable les uns des autres, le grugeur s’avance. Feignant d’être au téléphone, muni de son caddie, celui que l’on surnomme « grugeos 2000 » fait mine de ne pas se rendre compte que queue il y a et s’installe directement derrière le premier de cordée. Les visages de ferment. Que faire ? Interpeller grugeos 2000 au risque de passer pour un infâme délateur ou laisser couler tout en nourrissant à son égard des hectolitres de haine ? Ce sera finalement la deuxième solution qui sera retenue par la foule mutique.
Comment s’en débarrasser : une fois entré soi-même, il est possible de sortir les aliments préemptés par le grugeur pour les replacer en rayon afin de l’obliger à rester BEAUCOUP plus longtemps que prévu dans le magasin.
Le survivaliste
Le survivaliste n’a pas de liste car il s’est entraîné pendant des mois à retenir de longs récits en vue d’une catastrophe nucléaire annoncée. Pour autant, le survivaliste a de la méthode. De la méthode et du muscle. Le survivaliste a un plan : d’abord les denrées non périssables, les pâtes, le riz, les fruits secs ; ensuite le tout venant. Dans son cabas en acier trempé, il collectionne des palanquées de denrées qu’il rangera ensuite dans ce qui doit s’apparenter à un entrepôt de la taille de la Maison Blanche. Une fois en caisse, le survivaliste fait patienter tout le monde car son caddie n’en finit pas. Et il en profite pour demander au caissier le nom de son grossiste.
L'alcoolique
Voyez donc la queue de ceux qui veulent payer. On y voit là tout un tas de gens précautionneux, qui amassant des linguine, qui amassant du basmati, qui remplissant ses poches de papier toilette, qui dévalisant le rayon « ampoules » afin d’y voir toujours un peu plus clair. Et derrière, quelques mètres derrière, les bras chargés, débordant, le voilà, l’alcoolique : il a emporté avec lui autant de bouteilles de vin que son envergure modeste le lui permet. Et il s’en fout d’être jugé : il est ivre, déjà. La peur de manquer, que voulez-vous ?
Le vieux
Le vieux sentait la naphtaline, désormais il sent le Covid. Fantôme du supermarché, le vieux se meut avec une lenteur étudiée dans des rayons qui l’évitent. Ils l’évitent pour ne pas avoir à lui parler, l’évitent aussi, désormais, pour ne pas avoir sa mort éventuelle sur la conscience. Son mou pour chat acheté, ses trois conserves de petit salé placées dans son panier, sa bouteille de vin de table venant compléter le repas, le vieux se dirige d’un pas nonchalant vers la caisse. Peu d’achats : tout ira vite ? Non, car, Covid ou pas, le vieux veut bénéficier des réductions accumulées au dos de ses tickets de caisse. Le con. M’enfin, faut reconnaître qu’on fera tous ça quand on sera vieux histoire de faire chier les jeunes.
Le cosmonaute
Entièrement recouvert de plastique, muni d’un double masque probablement dérobé lors d’un raid aux urgences, le cosmonaute flotte dans le magasin plutôt qu’il n’y déambule. Pour le laisser entrer, compte tenu du volume, le vigile à la porte a dû attendre que trois personnes s’échappent des rayons du super. Et le voilà, personnalisation de l’anxiogène, qui accumule des denrées étranges du rayon ménager : détergent, eau de javel, lingettes diverses et alcool à brûler. On imagine sa maison comme un laboratoire pour gel hydroalcoolique, un espace miasmes-free où le cosmonaute se sent enfin à l’aise, sans ami, sans parents, sans germes.
Le non-conformiste
Ravi de voir que de riz il n’y a plus, amusé de constater la pénurie de pâtes, peu touché par la disparition de la farine, le non-conformiste est comme un coq en pâte dans ce supermarché où ses goûts spécifiques ne sont pas impactés. Quinoa, Ebly, farine de sarrasin, lentilles corail et penne sans gluten : une certaine idée du bonheur. Pour se donner du peps, le non-conformiste compte sur la chicorée ; pour faire la fête, une bouteille de cidre doux fera l’affaire ; et pour l’apéritif, rien de mieux que des pétales de fleurs sautés. Heureux comme un pape, le non-conformiste. Heureux comme un pape.
Le larron de l'occasion
Venu exclusivement pour se dégourdir les jambes, le larron de l’occasion jette des oeillades distraites de rayon en rayon. Une fois son premier tour fini, il en entame un deuxième, puis un troisième, un quatrième, empêchant les malheureux acheteurs de pouvoir pénétrer le magasin. Mais il s’en fout, c’est l’occasion qui fait le larron ! Pour justifier de son absence d’achats, le larron s’en ira vers d’autres horizons de grande distribution portant d’autres enseignes continuer son manège. Que voulez-vous ? Il n’y avait pas de mozza sans lactose chez Carrefour.
L'esclave des enfants
Entraîné malgré lui par la marmaille, l’esclave des enfants n’a rien trouvé de mieux pour éviter de se faire crier dans les oreilles que d’emmener les siens en promenade au Monoprix. Là, il sera passif tandis que les enfants, faisant fi des gestes barrières, empileront les pots de Nutella dans un caddie promené mollement. 300 euros de cochonneries ? Si ça peut les faire dormir…
Le lunaire
Comme s’il ignorait tout du confinement, comme s’il n’était pas au fait des consignes de sortie, le lunaire est venu pour acheter UN truc. Un citron. Une carotte. Des capotes. Une bouteille de jus d’orange Joker : rayez les mentions inutiles. Le lunaire est tout à fait prêt à se taper 1 heure de queue pour acquérir ce bien qu’il considère de toute première nécessité. Un peu à côté de ses pompes, il fera preuve d’un aplomb en acier face aux éventuels contrôle de police et s’en tirera sans mal. Pour mieux recommencer le lendemain.
The Dude
En peignoir et chaussons, le Dude n’a pas d’attestation car son accoutrement témoigne de la distance réduite qui le sépare du magasin. Dodelinant, traînant des pieds, le Dude n’est guère venu que pour observer les autres acheter. Regard de fascination : c’est simple, s’il avait un appareil, il ferait des sacrées photos. Mais il n’a pas d’appareil et s’en fout. Quitte à être là, autant acheter de quoi se faire un white russian. Le Dude fouille les poches de son peignoir. Il n’a pas assez pour un Ballantines mais se prendra une fiole. Toujours ça de pris. Et mettez moi un paquet de Mentos, avec. Le dudéisme est une religion.
Faune sauvage. Voilà pour la typologie, mais on a aussi les pires clients de supermarché pendant le confinement.