Grandir c’est sympa. Mûrir, c’est indispensable. Vieillir, ça commence à être chiant. Et si tu penses avoir toujours 4 ans d’âge mental (ce que tu as très certainement) ton apparence extérieure montre inéluctablement un début de commencement de flétrissement. La gravité joue avec toi comme un chat joue avec sa souris avant de lui planter ses crocs dans la gorge. Bref ça se voit que t’as pas 20 ans. Alors forcément les gens de 20 ans ils te vouvoient, ils disent même « madame » (alors que tu t’appelles Jean-Luc) et pire encore, les personnes de ton âge commencent aussi à te vouvoyer. C’est le début de la fin.

L'incrédulité : je ne vois pas pourquoi je répondrai à cette personne qui doit sans aucun doute s'adresser à quelqu'un d'autre qu'à moi puis qu'elle me vouvoie et que je ne suis pas en âge d'être vouvoyé.e

Le plus simple c’est encore de ne pas répondre et de faire comme si rien ne s’était passé. Tout ceci doit être un malentendu, c’est clair.

Le doute : c'est quand même étrange que cette personne me regarde en me parlant tout en me vouvoyant, serai-je donc bien son interlocuteur ?

En plus j’ai dit « saugrenu » à la place de « chelou », serait-ce là un indice sur mon prétendu vieillissement physique et intellectuel ?

Le déni : je ne suis pas si vieux !

Je veux bien reconnaître avoir soufflé ma trente-deuxième bougie récemment mais de là à me vouvoyer, non vraiment je ne comprends pas il doit y avoir erreur sur la personne, peut-être que si je montre mon passeport avec mon âge, mon interlocuteur prendra d’autres dispositions pour m’interpeller avec un tutoiement de convenance.

La colère : tu me vouvoies ? Bah moi aussi je peux te vouvoyer

Non mais vraiment, cette personne va voir de quel bois je me chauffe ! Je vais lui apprendre les bonnes manières ! Non mais enfin, qui est donc ce fieffé coquin pour me vouvoyer de la sorte ?

La crainte : la vie a-t-elle encore un sens pour moi ?

C’est normal que tu te remettes en question, tu viens de franchir une grande étape aujourd’hui il va falloir mettre en perspective ces changements avec le peu de temps qu’il te reste à vivre.

La terreur : JE SUIS VIEUX PUTAIN ON ME VOUVOIE COMME ON VOUVOIE MES PARENTS SI C'EST ÇA J'AI PLUS QU'A ME SISSIDER !

J’insiste bien sur le mot « sissider » qui n’implique pas un réel suicide mais convoque une sorte de menace orale que personne ne prendra réellement au sérieux mais qui défoule quand même celui qui l’utilise.

La résignation : je vais souscrire à un plan prévoyance obsèques

C’est peut-être plus sûr, il est temps que je commence à envisage l’avenir avec sécurité, je ne serai pas éternel et même si je n’ai pas d’enfant il faut tout de même que je pense à une assurance vie pour protéger mon chat en cas de décès.

La nostalgie : je ne t'oublierai jamais joli tutoiement tu resteras toujours dans mon cœur

Ah il était beau ce joli temps où l’on te tutoyait alors que toi tu vouvoyais tout le monde. Qu’elle était précieuse cette époque de soumission à la hiérarchie.

Le désarroi : je ne sais plus qui je suis

Une crise identitaire sans précédent se présente à toi. A côté de ça, l’adolescence c’était vraiment de la merde en barre.

La sérénité : finalement, j'aime bien qu'on me respecte avec un petit vouvoiement bien senti

A partir de maintenant, tu vas vouvoyer tous les gens que tu rencontreras même s’ils sont a priori le même âge que toi. Ainsi va le cycle de la vie du vouvoiement.

Roulez jeunesse comme on dit.