Il s’en passe des choses en dix ans. On vieillit, on grandit, ou bien on meurt, parfois quand on n’a pas de bol. Figurez-vous que Jean Ferrat et Jacques Chirac n’auront pas la même vision de la décennie tout simplement parce que l’un l’a vécue et l’autre pas. Enfin, vécue, façon de parler : été là pendant qu’elle se déroulait au rythme d’un lent Alzheimer. Accélération des morts de ceux que l’on croyait immortels et changement d’époque, de régime et de classe d’âge dominante. C’était ça aussi, les années 2010 : le début de la fin pour les baby-boomers.
2010 : Jean Ferrat
Un quasi hommage national pour le plus anarcho-berger des communistes qui reprenait Aragon et chantait la montagne et la tome de chèvre. Jean Ferrat, c’est aussi Ma môme, devenu hymne des gens qui vont guincher et espèrent passer leurs vacances à Saint-Ouen. Et puis surtout, c’est une moustache. Une bonne grosse moustache.
2011 : Amy Winehouse et Steve Jobs
D’un côté la petite nouvelle du club des 27, de l’autre un type qui misait tout sur la technologie pour avoir la vie éternelle et qui a conséquemment échoué. Deux salles, deux ambiances, pour une même impression de changement d’époque : Amy Winehouse était la dernière rockstar des années 70 et Steve Jobs le dernier mec qui avait une vision au-delà du seul profit dans la technologie. Bye-bye les gars.
2012 : Whitney Houston et Jean-Luc Delarue
On aura plus parlé de Whitney que de Delarue, mais dans les deux cas on est sur de l’addiction bien violente. Delarue était devenu un pochon de coke ambulant et Whitney Houston alternait coke et crack. On n’était pas dans du sain sain. Mais que voulez-vous : quand on devient riche trop vite, on fait n’importe quoi à la bonne vitesse.
2013 : Nelson Mandela et Hugo Chavez
Deux salles, deux ambiances. D’un côté l’icône universelle du bien, de l’abnégation et du combat mené pour la paix, la réconciliation et l’anti-racisme (on sait que c’est plus compliqué, on schématise), de l’autre un histrion d’extrême-gauche à la dérive autoritaire certaine devenu meilleur ennemi des US en l’espace d’une décennie. Deux morts à portée universelle : celle de Mandela pour ce qu’il symbolisait, celle de Chavez car sa mort a précipité le Venezuela dans une crise toujours pas résolue.
2014 : Robin Williams et Ariel Sharon
Un mec marrant qui se suicide et un mec pas marrant du tout qui finit par mourir dans son lit après avoir été dans le coma pendant suffisamment de temps pour qu’on puisse répondre « non » aux questions « est-ce qu’il est mort » ET « est-ce qu’il est vivant » au jeu du portrait. L’un a été remplacé par Adam Sandler, l’autre par Netanyahou. Chacun son trip.
2015 : l'équipe de Charlie Hebdo
Une mort suffisamment marquante pour les réunir sous une même bannière et mobiliser la communauté internationale autour de la liberté de satire et d’expression, contre l’intolérance et le fanatisme et tant pis pour les dessins vulgos.
2016 : George Michael, Prince, David Bowie, Carrie Fisher, Michel Delpech, Jean-Pierre Coffe, Alan Rickman, Leonard Cohen
Année noire même si les morts des Michel, Delpech et Galabru, n’auront pas eu autant d’impact que celles de Leonard Cohen et David Bowie. Des années 70 aux années 2000, tout doit disparaître. Les années 2020 seront Despacitesques ou ne seront pas.
2017 : Johnny et Jean Rochefort
Un des derniers très grands, avec Marielle, mort depuis, dont la moustache était reconnaissable même de ceux qui n’ont jamais vu Un éléphant ça trompe énormément ou Ridicule. Il fallait voir la langue de Rochefort, ses punchlines. Imaginez un peu : il y a 30 ans, on avait Rochefort, Marielle, Claude Rich, Philippe Noiret, Marcello Mastrioanni, Crémer et Piccoli. Maintenant, il ne reste que Piccoli.
Quant à Johnny… Ne me dites pas que vous n’en avez pas ASSEZ entendu parler.
2018 : Stephen Hawking, XXXTentacion, Avicii et Charles Aznavour
L’astrophysique qui raconte des blagues, le rap, l’électro et la chanson française réunis autour d’une seule et même thématique commune : la mort. Comme quoi tous les chemins mènent à Rome.
2019 : Jacques Chirac et Luc Perry
Quand Luc Perry était Dylan, Chirac était président. Normal, donc, qu’ils meurent ensemble, main dans la main, libérant de leur envie pressante de publier les nécros prêtes depuis la fausse annonce de Boutin toutes les rédactions de France et de Navarre. Et on dira, comme de Johnny, qu’on l’aimait notre Chirac puisque la mort rend les gens beaux.
C’est pas pire que ceux qui sont morts au mauvais moment.