Choisir un instrument n’est pas une décision neutre. Non seulement elle est influencée par ce que nous sommes, mais elle risque surtout de peser lourd dans notre développement personnel. Selon s’il choisit le violon ou la batterie, il y a fort à parier que le petit Jules ne deviendra pas la même personne. C’est trop tard, me direz-vous : et vous n’avez pas tort.
Contrebassiste
Outre ton mal de dos permanent la faute à la taille du truc que tu transportes de cave à jazz en concerts de musique de chambre, te voilà face à tes propres contradictions. Tu aimes tout autant marquer le tempo en pinçant tes cordes sans fret que jouer à l’archet des airs de gravité. Qui es-tu au fond ? Un musicien classique, jambes écartées et airs baroques ou un marlou de fond de cale, dans les volutes de cigarettes de contrebande, qui donne le rythme comme on claquerait des doigts ? Tu n’as jamais su trancher. Le jour, tu portes la raie sur le côté et une chemise à carreaux fermée jusqu’au cou, le soir, tu tombes la chemise et change ta raie de côté – tant pis pour le Pento. Ce qui est sûr, c’est que tu as mal au dos – ça, oui.
Guitariste
Au début, il y avait Wonderwall, puis les riffs de Clapton et d’Hendrix, enfin la bossa, le flamenco, le manouche et même Vivaldi. Pour draguer, tu joues des reprises en bossa de tubes boy’s band en frappant fort les cordes comme un débutant ; pour séduire l’auditoire, tu t’amuses à enchaîner les accords complexes sur des compositions un peu oniriques réservées aux conquêtes possibles. Bien sûr, tu es poète maudit, bien sûr tu t’exprimes davantage par la musique que dans la vie. Au secret de tes cheveux gras, il y a ce besoin viscéral d’être vu, de briller ; un besoin dissimulé sous de faux airs timides. On dit de toi que tu es mystérieux, on dit de toi que tu es chiant : du moment que l’on parle de toi, tu es content. Tu souris en touchant les médiators personnalisés que tu trimballes tout le temps dans ta poche arrière de jean (troué).
Pianiste
Tu voulais la chemise, la chevalière et le dandysme ; tu voulais revisiter Rachamninov en version ragtime pour des jolies filles incrédules ; tu voulais jouer peinard, yeux fermés, clope en bouche, seulement accompagné par le tintement, parfois, des piécettes accordées par quelques donateurs aux musiciens de piano-bar ; tu voulais la chemise, le costume et le jazz, tu voulais des filles à voix grave, des garçons bien peignés, tous te félicitant pour ton doigté. Tu voulais les doigts fins, tu voulais les doigts longs.
Et voilà que tu galère comme une merde sur Scott Joplin et sur Chopin. En plus, t’es en t-shirt.
Batteur
Pim pam poum balambalam cling pim pam poum. Dextérité, messieurs ! Dextérité, mesdames ! Coordination parfaite, détachement des mains, détachement des pieds, latéral, horizontal : les membres de ce batteur sont parfaitement indépendants. Ce que les gens ignorent, c’est que tu sues sang et eau, dans ton t-shirt de Metallica, pour arriver à cette dextérité-là. Boucle d’oreille, lunettes noires, espérance toujours d’avoir un moment de gloire, un solo, n’importe quoi mais pas du charley. Tu le sais, toi, que le batteur est l’élément mystérieux du groupe de rock, mais les autres n’ont pas l’air de le savoir. Alors tu guettes l’instant où tu pourras proposer des rythmes différents, où tu pourras briller. Tout en renouvelant ton attachement à Satan, dans ton lit en secret.
Saxophoniste
Sonny Rollins. Charlie Parker. Stan Getz. Coltrane. Voilà où tu te voyais. Ton collier en bandoulière, sourire facile, envie de sombrer dans la drogue sans t’en donner les moyens, tu te voyais en esthète de l’improvisation. Bien sûr, tu as bossé les outros des années 80 pour faire le main en kermesse ; mais ton truc, c’est le solo, le moment où l’on perd le fil du prévisible pour laisser s’exprimer l’inconscient sur un tube en cuivre. Bec en bouche et ongles sur le corps de la bête, bête un peu féminine, impression d’érotisme. Mais voilà, tes solos font chier tout le monde. Tu vis la vie de l’incompris, le mec né 50 ans trop tard. Tu joues dans des salles des fêtes, tu joues dans des caves sous-cotées ; de toute façon tu n’inventes rien car tout a déjà été inventé. Alors tu rêves au Cotton Club et puis tu te masturbes le soir en te disant que même la funk, ça aurait été plus sympa à vivre.
Trompettiste
« Ah ouais tu joues de la trompette ? » Pourquoi tout le monde semble-t-il surpris quand tu décris ton instrument ? Comme si les joueurs de trompette étaient forcément des saxophonistes ratés. La trompette, personne n’y pense. Et Miles Davis ? Et Louis Amstrong ? « Le mec qui a gagné le Tour de France ? »
Tu transpires énormément. Tu sais bien qu’avec trois pistons et un peu de piston on peut faire des miracles, mais les gens n’en ont rien à foutre. Ils préfèrent le saxo, c’est comme ça. Et quand tu pratiques, le matin, tes voisins se plaignent « du crincrin ». C’est un coup à abandonner.
Violoniste
Raie sur le côté ou chignon haut, tu es Christian ou Anne-Cécile, nommé(e) d’après tes grands-parents, et tu as baptisé ton violon d’après son ancêtre à lui. Douceur, calme, colère sourde enfouie en toi. Une poursuite de l’exigence. Déjà, dans le salon de l’appartement du faubourg Saint-Louis, petit, quand papa et maman recevaient et te demandaient de jouer ton air, tu sentais que l’assistance ne comprenait rien. Qui comprend aujourd’hui la sensibilité ? Qui a le bagage suffisant pour sentir, pour comprendre ce que veut dire une note ? Ce qu’elle porte avec elle ? Personne. Pour toi le monde est vide car personne ne l’habite, personne ne vit vraiment, il n’y a plus d’émotion. Tu caresses l’instrument – la prunelle de tes yeux, rangé dans son étui presque aussi cher que lui – tu lui parles doucement. Il est ton seul ami.
Vous jouez sombre dimanche.
Clarinettiste
Le jour où tu t’es inscrit au conservatoire, il n’y avait plus de place nulle part. Ah si : en clarinette. Tu t’en souviens, de ce jour-là : tu n’avais jamais eu un tel chagrin. On t’a mis dans les mains un genre d’énorme flûte et tu pleurais, et tu pleurais, et tu pleures de rire en pensant à ce jour-là. Depuis, tu en as fait, du chemin : quand les autres arrêtaient le violon, quand les uns se tiraient la bourre à qui jouerait le plus moyennement du piano, tu faisais ton petit bonhomme de chemin, seul clarinettiste de ta connaissance, toujours prompt à sortir ton instrument devant les regards admiratifs de tablées amoureuses.
Tu es TELLEMENT content de jouer de la clarinette et pas du saxo comme tout le monde que tu n’as pas été de mauvaise humeur depuis 17 ans. Bravo à toi.
Bassiste
Au fond du groupe de rock, c’est toi qui fait le décompte, en binôme avec le batteur. 1, 2, 3, 4. Ensuite, tu joues. Tu sais que ta partie est indispensable, mais personne ne l’entend jamais. C’est tout toi, ça : discrétion, efficacité, humilité. Tu t’effaces doucement devant chant et guitare et tu baisses mêmes d’un ton quand les claviers rentrent pour ne pas faire doublon avec les basses du piano. Tu es la fondation du morceau ; mais qui regarde les fondations d’une maison ? Ne serais-tu pas plus précisément le bouche-trou de service ? La question se pose. Ton enthousiasme pour les lignes de basse funk laisse les autres indifférents et quand tu passes un morceau en soirée, une espèce de bass boost ignoble fait vibrer les murs et te gâche ton plaisir. Incompris, solitaire, tu cherches une âme sœur insensible aux aigus et à qui tu pourras murmurer tes chansons en voix de basse. Bon courage.
Choriste
Tu ne joues pas de rien : ton instrument, c’est ta voix. Et la voix, ce n’est pas rien : c’est le premier instrument, celui que chacun a en lui et qu’il peut ou non choisir d’exploiter. Tu le sais bien, toi, qu’il est aussi difficile de développer sa voix, de lui donner pleine mesure, que d’apprendre les subtilités d’un bon jeu de guitare. Alors pourquoi cette indifférence chez les autres ? Tu ne fais « que » chanter ? Ah bon.
C’est en pleurant, souvent, que tu assures les chœurs. Bande de cons incultes.
Le tout, c’est de s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Moi, c’est le patchwork.