Un président autoritaire ; une minorité indépendantiste ; un conflit mondial voisin ; des attaques terroristes ; des violations des droits de l’homme ; une position géostratégique changeante ; un putsch. La situation turque est si entremêlée qu’il est difficile d’en saisir les enjeux. Nous essayons ici de la clarifier en schématisant, évidemment.
Le contexte interne
Erdogan fait face à une crise de leadership depuis plusieurs années
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2014 (il était auparavant premier ministre depuis 2003), Erdogan a mené un certain nombre de réformes visant à renforcer le pouvoir central, notamment en facilitant les motifs de détention politique, et à promouvoir le rôle de la religion musulmane dans la société turque. Néanmoins, son pouvoir est contesté. Lors des élections législatives de 2015, le parti pro-kurde a recueilli 13% des suffrages, empêchant l’AKP d’Erdogan de détenir la majorité absolue. Cette question kurde a une importance capitale dans l’évolution de la politique intérieure et extérieure de la Turquie.
Erdogan a profité d'une tentative de putsch pour renforcer son pouvoir
Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un quarteron issu des forces armées turques a tenté de renverser le pouvoir. 290 personnes sont mortes au cours de la tentative de coup d’Etat avortée. Selon Erdogan, l’instigateur de cette opération est Fethullah Gülen, un opposant politique réfugié aux Etats-Unis. La tentative a donné lieu à des représailles très violentes de la part du pouvoir, via notamment une vague de purges sans précédent dans l’administration et les services publics (police, armée, éducation, etc.), l’interdiction de médias d’opposition (notamment pro-kurdes) et l’incarcération de journalistes et intellectuels affichant publiquement leur opposition au pouvoir.
100 journalistes ont été incarcérés en 2016
Ainsi, un journaliste sur trois se trouvant en détention dans le monde est aujourd’hui détenu en Turquie, d’après les chiffres de Reporter sans frontières. Ces journalistes ne bénéficient pas de procès équitables et ne bénéficient pas de l’assistance d’un avocat. La Turquie n’est plus tout à fait un état de droit.
La plupart des enjeux turcs s'articulent autour de la question kurde, véritable obsession pour Erdogan
La question kurde est au cœur des préoccupations d’Erdogan. Il s’agit à la fois d’un enjeu politique et territorial. Les indépendantistes kurdes qui revendiquent une partie du territoire turc font l’objet d’une sévère répression. Jusqu’alors, cette question était essentiellement interne, la communauté kurde représentant moins de 20% de la population turque ; mais la guerre en Syrie a changé la donne. Parmi les rebelles syriens se trouvent en effet des combattants kurdes sur lesquels les puissances occidentales se sont appuyées afin de lutter contre Daech. La Turquie y a vu un risque majeur de propagation des revendications indépendantistes sur son territoire et a décidé en conséquence de revoir sa position sur le régime de Bachar-Al-Assad. Ce revirement a également modifié les relations entre l’Etat islamique et la Turquie.
La situation au niveau régional
La Turquie a 800 km de frontière avec la Syrie
Ces 800 km de frontière font de la Turquie un enjeu stratégique dans la lutte contre Daech et pour la préservation des populations syriennes. La Turquie est systématiquement traversée par les candidats au Djihad et le pays sert aussi de porte d’entrée aux réfugiés syriens en Europe.
Il y a 3 millions de réfugiés syriens en Turquie
La Turquie accueille le plus gros contingent de réfugiés syriens. Parmi lesquels il existe une poignée (et non pas une majorité attention aux contre-vérités) de terroristes qui souhaitent profiter de leur statut pour commettre des attentats terroristes en Turquie ou en Europe. Il est donc compliqué pour les puissances occidentales de contourner le régime turque dans la mesure où celui-ci détient des clés stratégiques dans la lutte contre l’Etat islamique.
La Turquie a changé de discours par rapport à l'Etat islamique
Longtemps bienveillante envers Daech (on a même accusé le régime de fournir des armes au Califat), la Turquie a changé son braquet au cours de l’été 2016. L’appui de la communauté occidentale aux forces kurdes et l’isolement relatif de la Turquie dans les redéploiement stratégique local a poussé la Turquie à intervenir directement pour mener des combats contre les forces de l’Etat islamique, aux côtés de la Russie. Cette guerre ouverte avec Daech n’a pas été sans conséquence sur son propre territoire.
La Turquie a été frappée par 19 attentats en 2016
Longtemps visé par les indépendantistes kurdes, la Turquie est désormais régulièrement attaquée par l’Etat islamique. Sur les 19 attentats perpétrés sur le sol turc en 2016, 4 ont été attribués à Daech. Mais un seul (le dernier, survenu le 31 décembre) a clairement été revendiqué par l’Etat islamique qui, dans son communiqué, prend acte du revirement turc et désigne désormais le pays comme une cible prioritaire.
Les conséquences internationales
La situation redistribue les logiques d'alliance au niveau international
Isolé depuis que la coalition européenne et américaine s’appuie sur les forces kurdes en Syrie, le pouvoir turc a cherché à asseoir sa puissance régionale en se rapprochant de nouveaux alliés. La Turquie s’est à cette occasion rapprochée de la Russie et de l’Iran, auprès de qui elle a déclaré le cessez-le-feu à Alep. Autrefois meilleur allié des Etats-Unis au Proche-Orient, la Turquie joue désormais un jeu trouble, puisque le pays reste membre de l’OTAN. L’équilibre des forces international s’en trouve chamboulé, et la dynamique d’influence aux Proche et Moyen-Orient également. La nouvelle amitié d’Ankara avec Moscou est toutefois circonstancielle : Erdogan est dans une position de dépendance par rapport à Poutine, et non l’inverse.
L'intégration européenne stoppée net
L’intégration européenne de la Turquie, serpent de mer de l’UE depuis des décennies, a reculé d’un million de kilomètres depuis quelques mois. C’est un coup dur pour la population turque, qui aurait à gagner d’un rapprochement avec les pays membres de l’UE, mais également pour l’Europe en tant que telle, contestée en interne, essoufflée sur le plan politique et qui aurait besoin, pour se renouveler de nouveaux défis.
Bref, les vacances en Turquie, c’est plus pour tout de suite. Et surtout on pense à tous nos amis Turcs qui vivent dans la terreur depuis beaucoup trop longtemps maintenant.