Si l’histoire est faite de progrès, nombreux sont ceux qui ont vu le jour accompagnés de leur lot d’horreurs, de pertes et de scandales. Qu’on parle du milieu médical, de celui de l’agriculture, de politique ou de la science ou encore de la technologie, il y a malheureusement eu pléiade d’évènements sombres que l’histoire, ou du moins les gens qui la racontent, a voulu passer sous silence. Celle de ces femmes ouvrières aux États-Unis en 1917 qu’on a appelé les Radium Girls en fait partie, et on vous propose de vous la résumer en quelques points.
La Radium Luminous Material Corporation, début d'une société prometteuse
Toute cette histoire commence à New York quand la compagnie des matériaux lumineux au radium est créée par deux docteurs en 1914. À la base, elle s’occupe de produire de l’uranium en exploitant un minerai radioactif appelé carnotite, mais son activité évolue rapidement en production et en vente de peinture luminescente. En à peine trois ans d’existence, la société ouvre deux autres antennes dans l’État du New-Jersey, la première à Newark et la seconde à Orange.
Nouvelle usine dans la ville d'Orange, New Jersey
C’est en 1917 à Orange (New Jersey) que la société qui se fera bientôt appeler United States Radium Corporation s’installe afin de se rapprocher de l’endroit d’où est extrait le radium. Près d’une demi-tonne de minerai est alors traitée par jour par des ouvriers et la peinture luminescente nommée Undark y est fabriquée sur place. Elle est composée de sulfure de zinc et de radium dont les radiations ont pour effet de rendre fluorescent le sulfure.
La première guerre mondiale et la hausse de la demande d'équipement
À l’époque l’un des plus importants clients de la société n’est autre que l’armée américaine, elle désire équiper le plus de soldats de montres à cadran luminescents afin qu’ils puissent avoir l’heure même quand la nuit est tombée. Les cadrans de véhicules comme les voitures et avions militaires en sont également dotés et même après la fin de la guerre on continue de commander des cadrans luminescents pour remplir les stocks en cas d’autre conflit.
L'Amérique des femmes ouvrières
Alors que beaucoup d’hommes sont au front, ce sont les femmes qui deviennent dans plusieurs industries la majorité de la classe ouvrière. Il faut soutenir le pays, et si ce n’est pas toujours possible de le faire en tant que soldat en Europe, alors il faut le faire en tant que travailleuse au pays. C’est comme ça que la société embauche plusieurs centaines de femmes qui souhaitent aider l’armée américaine pour peindre les cadrans des montres. Elles sont en grande majorité très jeunes, certaines sont même adolescentes et il s’agit pour elles de leur premier emploi.
L'élite des travailleuses ouvrières : patriotisme et situation avantageuse
Que peut-on ajouter de mieux au fait d’aider son pays en guerre en fabriquant du matériel essentiel pour l’armée qu’une bonne paye ? Pas grand-chose. Les employées touchent un salaire qui atteint souvent trois fois le salaire médian des autres usines du pays et celles qui montent en grade peuvent entrer dans la liste des femmes les mieux payées du pays en peignant près de 250 cadrans d’horloges et de montres par jour.
« L’élite des ouvrières », c’est comme ça qu’on qualifie ces femmes et il faut peu de temps pour que les usines grandissent, les ouvrières faisant elle-mêmes le bouche-à-oreille nécessaire pour faire embaucher leurs sœurs, leurs amies et leurs connaissances.
"Les filles fantômes"
Un effet secondaire rapidement visible sur ces travailleuses est qu’elles brillent. Littéralement. En quittant les usines une fois la nuit tombée on observe qu’elles sont elles-mêmes phosphorescentes à cause de la poudre de radium déposée sur elles et on les surnomme rapidement les « ghost girls ». Cela devient un argument de plus pour travailler à l’usine : de nombreuses femmes veulent également briller, d’autant que certaines des employées mettent de la peinture sur leurs robes de soirée et même sur leurs ongles et leurs dents pour se démarquer des autres auprès de leurs prétendants.
Des effets néfastes sur la santé connus
On dit à l’époque que de petites doses de radium sont bonnes pour la santé, on en trouve dans certains produits cosmétiques comme des crèmes, du dentifrice ou des produits alimentaires. Certaines campagnes de publicité vendent même une vie plus longue grâce à une petite dose de radium, en boire quelques gouttes mélangées avec de l’eau est donc conseillé.
Mais en réalité, on connait très bien la nocivité du produit dès sa découverte par Marie Curie en 1898. Elle se brûle gravement avec du radium et entre cette découverte et la création de la fameuse peinture, de nombreuses personnes exposées au radium sont rapidement décédées. Toutes les études qui vantent les mérites du produit ont en réalité été rédigées par des chercheurs payés par les marques, un scandale qui ne deviendra public que quelques années plus tard.
"Ce n'est pas dangereux, il ne faut pas avoir peur." Le contremaitre de l'usine
De nombreuses employées ont naturellement dès le départ demandé si le produit était dangereux. Après tout elles doivent mélanger elles-mêmes les sels de radium, l’eau et la colle nécessaires pour fabriquer la peinture avant de l’appliquer sur les cadrans. Ces sels qui se présentent comme une sorte de poudre brillante restent sur leurs mains, leurs cheveux, leurs vêtements et leurs visages après la fin de la journée.
Elles voient également que les scientifiques qui le manipulent dans les laboratoires de la compagnie sont équipés de masques, de gants, de tabliers en plomb et saisissent les échantillons avec des pinces, mais jamais à mains nues. Mais on leur dit plusieurs fois que ce n’est pas nocif et qu’il n’y a rien à craindre de ce produit.
Une exposition forcée au quotidien
En plus de mélanger elles-mêmes les produits pour fabriquer la peinture et d’être recouvertes de poudre, on demande aux ouvrières de lécher leurs pinceaux lorsqu’ils s’effilent. Des dizaines de fois dans la journée, les poils des pinceaux se dégradent et elles doivent le resserrer en le pinçant entre leurs lèvres et l’humidifier avec leurs langues, avalant au passage de petites doses de peinture. Cela devient même une marche à suivre : « lécher, tremper, peindre ».
Rapidement, des effets secondaires de plus en plus sérieux apparaissent : plusieurs employées commencent à souffrir de nécroses de la mâchoire, d’anémie, mais aussi de fractures à cause de la dégradation des os. En deux ans de temps, quatre employées décèdent alors que les cas de maladie se multiplient.
Premières études cliniques et nombreux cancers
De plus en plus d’employées passent des examens cliniques, et on pense que le matériel de radiographie de l’époque qui exposait encore plus aux radiations qu’aujourd’hui a même été un facteur d’aggravation des symptômes. On trouve des tumeurs cancéreuses chez de nombreuses patientes, notamment au niveau osseux. Des excroissances poussent au niveau du menton, des membres, les os brillent presque à travers la peau des malades et se nécrosent de l’intérieur. Les décès se multiplient rapidement et au fur et à mesure, les médecins et dentistes qui traitent les patientes commencent à comprendre la source des maladies.
Le début du procès et la campagne de désinformation de la compagnie
Devant les nombreuses plaintes des travailleuses malades, la compagnie rejette catégoriquement leurs arguments. Non seulement elle persiste à dire que le radium n’est pas dangereux mais en plus elle rejette la faute sur les femmes. Elle déclare que certaines morts sont dues à la syphilis, trainant dans la boue la mémoire des premières victimes en les accusant clairement d’être mortes à cause de leur vie sexuelle.
Dans le même temps, la société fait pression sur les médecins et dentistes, exigeant de falsifier des rapports ou d’éviter de rendre public leurs résultats. Pots de vins ou menaces, la Radium Corporation ne recule devant rien pour garder secret le scandale. Une autre société similaire, la Radium Dial fait même piller les tombes de ses employées décédées pour récupérer les os irradiés afin que les médecins légistes ne puissent pas les étudier.
Le procès
La première ouvrière qui veut monter un procès contre la société met plus de deux ans à trouver un avocat qui accepte l’affaire. La Radium Corporation fait tout pour ralentir la procédure, consciente que les plaignantes n’ont que quelques mois à vivre, espérant payer moins d’indemnités si les plaignantes sont moins nombreuses.
La presse relaie massivement l’affaire lorsqu’elle devient publique et à la fin du procès en 1927 la Radium Corporation est forcée d’indemniser de 10 000$ les plaignantes. Elles touchent également 600$ par an mais la plupart décèdent dans les cinq ans qui suivent. La même année on compte près de cinquante employées décédées des suites directes de leur empoisonnement, mais les centaines de survivantes trainent de nombreuses maladies.
L’affaire permet plus tard de revoir les textes de lois qui interdisent les employés de porter plainte contre leur employeur. En ce qui concerne la dangerosité du radium, il faudra attendre cinq ans de plus pour qu’on le prenne au sérieux lorsqu’un homme, de surcroit riche, meurt à cause de son exposition au produit.
Sources : Wikipedia (1, 2), France Culture, Buzzfeed, TV5 Monde.