Dans la rue, il y a des lampadaires, des cacas de chien, des stores de magasin, des grilles d’arbres, des arbres pour aller avec, des chiens pour expliquer les cacas, des billets par terre, des vélos, des scooters garés et des gens, des gens, des gens, et on ne veut pas parler à tous.
Dans le métro : la personne avec qui on a couché rapide une fois, mais on n'a pas répondu aux textos après
7 heures du mat’ j’ai des frissons, puis en fait j’ai super chaud et moite parce qu’on est 50 dans le métro. Au fond, tout contre la vitre noire, regard fixe. CLEEEELIE ! Ah c’est Chloé. Faufilade entre les aisselles pour dire deux mots : elle descendra bientôt avec tout le monde. Ah ? Tu vas au même endroit que moi ? Ah bon. Ça va, SINON ?
9h00 dernière clope avant le boulot : son amie du collège dont on était amoureux
Haleine de chacal, gueule de bois. Une seule pensée en boucle : je ne bois plus jamais en semaine. On s’apprête à jeter le mégot et à prendre un chewing-gum quand une voix fait trembler les murs et ravive l’alcool. « THO-MAS ? Ça va ? La dernière fois qu’on s’est vu, t’avais des boutons partout et tu m’as dit que tu m’aimais. Ensuite on s’est plus jamais parlé. Ahah. »
Ça pourrait être le début d’une belle histoire. Ça pourrait être le début d’une revanche sur la vie. Ça ne sera qu’un intense moment de malaise.
11h00 pause clope : son cancérologue
« Alors, on a menti ? On n’a pas du tout diminué ? Vous connaissez les risques liés à l’alcoolo-tabagisme ? Oui, vous les connaissez, puisque je vous les ai décrits après votre embolie pulmonaire. » Les collègues, autour, font semblant de ne rien entendre.
In petto : Je n’oserai plus jamais quitter le travail pour ne pas leur donner l’occasion de discuter de cette conversation entre eux.
13h00 en train de claquer des thunes au resto : son banquier
« Ah ? Bah je vois que le ‘décalage de trésorerie’ que vous évoquiez a été réglé ! On pourrait se voir pour discuter de votre autorisation de découvert la semaine prochaine ? Il est bon le homard ? »
18h00 sortie du boulot : le chef de son ancien boulot dont on a démissionné avec fracas
Le dernier échange avant ce moment d’intense malaise était « Avec l’assurance de mes sentiments les plus aigres. » Elle était bien sentie, cette phrase. Mais maintenant il faut dire bonjour en ayant l’air sûr de soi. Ce connard n’a pas l’air mal à l’aise du tout, lui.
De manière générale : son ex avec ses enfants (à elle)
A l’intérieur, sentiments contrastés. Avoir l’air d’avoir une vie mieux, cacher son malaise, s’imaginer que ces enfants pourraient être les siens, regretter que ce ne soit pas le cas, se féliciter que ce ne soit pas le cas, sombrer dans la neurasthénie.
A l’extérieur, « Alors, ça boume ? »
A la caisse de la librairie avec une tonne de BD : le pote à qui on a emprunté 200 balles
Je, je te rembourse dès que je peux là je suis un peu limite, non, ne vas pas te faire des idées, c’est des cadeaux pour un anniversaire de 30 ans, de 40 ans en fait, 44 même, sinon ça va, ça me fait plaisir de te voir, qu’est-ce que tu fais là, tu aimes les BD, toi aussi, je t’en offre une ?
Tout le temps : son contrôleur fiscal
Enfin j’imagine, parce que perso j’ai jamais eu de contrôle fiscal je suis trop pauvre.
Tout le temps : un tueur en série
Pas la peine d’expliquer pourquoi.
SI ?
Ivre dans un bar : ses parents
Papa, je t’ai jamais dit à quel point ça me ferait de la peine si tu mourais, et je sais que ça va arriver dans pas si longtemps puisque tu es quand même super vieux et que tu fumes depuis 40 ans. Maman, t’es pas mal, en fait, je comprends pas pourquoi tu t’es fourrée avec un tocard comme l’autre vieux là ; tu danses ?
L’ivresse, un retour en Œdipe.
On peut aimer tout le monde, mais on ne peut pas aimer tout le monde tout le temps.
Ouais, je fais des aphorismes.