Faire un commentaire composé de Baudelaire, c’est quequ’chose. Mais sans dec’, ça a pas un peu vieilli, Baudelaire, ça a pas un peu pris, Zola, c’est pas un peu passé de mode, Molière ? Et Ronsard ? Et Du Bellay ? Et Verlaine ?
Alors que Patrick Sébastien, ça vit, quoi, merde !
La Fiesta de Patrick Sebastien
Les paroles :
« Alors fini l’enfer et la galère / Aïe ma belle, ce soir y’a confettis sur les boulevards / Viva la renéga, la sangria / On va exploser la nuit en entraînant les plus jolies / Eglantine, Coraline, Clémentine, Géraldine / Y’a pas de mal à se faire du bien / Même nos maman l’on fait aussi / Mélusine, Jocelyne, Mazarine et sa frangine. / Jusqu’au petit jour on ira faire / La fiesta, la fiesta (…). »
L’analyse :
A la première lecture, le récipiendaire sera trompé par cette récurrence interjective : « Ma belle » , qui pourrait laisser entendre que Sebastien s’adresse d’abord et avant tout à son aimée pour la prévenir de ses intentions concernant la nuit à venir. Mais des allusions à peine voilées à l’adultère (« On va exploser la nuit en entraînant les plus jolies / Eglantine, Coraline, Clémentine, Géraldine / Y’a pas de mal à se faire du bien » ) remettent en cause cette première idée. Et, si cette « belle » ironique n’était autre que la routine ?
Dès lors Sebastien n’interpelle plus les autres, mais lui-même, sa propre vie. Sous cet angle de lecture, en reprenant le déroulé (« Viva la nuit » / « Ciao l’ennui » / « rentrer très très très tard » / « brouillard » / « enfer »), le lecteur se demandera si cette fiesta ne serait pas une métaphore du suicide, porte de sortie et exutoire, seule marge de manœuvre dont dispose celui qui pense subir sa vie. Et cette « sangria » coulant à flot rappellera le sang sortant du corps du viveur Marat dans le tableau resté célèbre.
Travail difficile « usine » « trime » , routine insupportable « brouillard », « ennui » : la fiesta peut se lire comme une lettre d’adieux. Une fois intégrée cette clé de lecture, l’insouciance de La fiesta prend un tout autre visage. Annonce d’un suicide prémédité le poème est aussi, sur un mode surréaliste, une visualisation de l’enterrement à venir. Sebastien convoque ainsi tous les membres de sa famille, tous ses amis, et les réunit autour de lui : « Eglantine, Coraline, Clémentine, Géraldine », etc. Cette longue énumération devenue litanie prend un sens entièrement nouveau sous cette nouvelle lumière, La fiesta sonnant désormais comme une convocation, un dernier au revoir. La mention des « confettis sur les boulevards » qui évoque les festivités mortuaires mexicaines auxquelles le choix de l’Espagnol « la fiesta » fait directement écho vient renforcer cette intuition. « On finira la tête à l’envers » semble du reste une inversion sémantique de l’expression « les pieds devant » ; un autre vers, enfin, « Même nos mamans l’ont fait aussi », enfonce définitivement le clou.
Bang Bang de Gradur
Le texte :
J’pense aux prochains rappeurs que j’vais graille en featuring / J’pense aux prochains négros que j’vais combattre sur le ring / J’pense aux prochaines shegueysses que j’vais quèn’ au bord du lit / Tu veux un feat ? Suce ma bite, j’te lâche mes urines / J’pense aux prochains rappeurs que j’vais graille en featuring / J’pense aux prochains négros que j’vais combattre sur le ring / J’pense aux prochaines shegueysses que j’vais quèn’ au bord du lit / Tu veux un feat ? Suce ma bite, j’te lâche mes urines. »
L’analyse :
Figure de proue du Sheguey squaad, Gradur délivre une nouvelle esthétique poétique au service d’obsessions quaternaires. Dans son oeuvre, les femmes, la drogue et la violence peuplent une côte Ouest américaine qu’il sublime depuis Roubaix.
C’est au peplum, à l’idée du barbarie extérieure, que Gradur emprunte d’abord. En dénonçant des imitateurs « Ils s’mettent tous à rapper comme moi / A prendre des prods’ / A mettre des bobs« , Gradur recréé un effet d’insider / outsider et parie sur l’intégrité fondamentale de l’être comme signe de rapprochement. L’effet est saisissant : il y aurait lui (autrement dit Rome), contre les autres (les Barbares), qui ne seraient que des copies d’humanité. Le Negro devient alors patricien, Sheguey un triumvirat. La guerre comme acte civilisateur, la violence comme moralité rédemptrice : des concepts qui empruntent tout autant à l’époque romaine qu’à sa représentation cinématographique dans l’Amérique des années 1950/1960 où ces thématiques formaient enjeu de société.
« Fume de l’herbe, vas-y pousse les pecs / J’ramène un MC d’Chicago » : dans ce vers se noue le coeur du propos gradurien : cette vie qu’il décrit par la voie poétique, ne serait-elle que le reflet mental d’un imaginaire foisonnant ? La glorification de la drogue comme vecteur, comme moyen, est un pied-de-nez à l’approche romantique de ces mêmes paradis artificiels. Plus qu’à la projection des salons opiacés, plus qu’aux vapeurs d’un orientalisme consommé, c’est à la solitude d’une urbanité vide de sens que renvoie Gradur. « Pousse les pecs » : pourquoi ? Pour qui ? Gradur renverse les sens : la drogue est le moteur du voyage intérieur, qui renvoie d’un vide vers un autre vide. Et quand l’argent est évoqué, il ne l’est jamais que comme moyen, accolé à « la beuh », jamais comme fin utile.
Les Rois du monde de Gérard Presgurvic (Roméo et Juliette)
Les paroles :
« Les rois du monde font tout ce qu’ils veulent / Ils ont du monde autour d’eux mais ils sont seuls / Dans leurs châteaux là-haut, ils s’ennuient / Pendant qu’en bas nous on danse toute la nuit / Nous on fait l’amour on vit la vie / Jour après jour nuit après nuit / À quoi ça sert d’être sur la terre / Si c’est pour faire nos vies à genoux / On sait que le temps c’est comme le vent / De vivre y’a que ça d’important / On se fout pas mal de la morale / On sait bien qu’on fait pas de mal »
Analyse :
L’hédonisme affiché par nos trois amis se détache de l’insouciance pour lorgner vers l’existentialisme. Le plaisir n’est plus loi, plus seulement. Que fait-on ? « On vit la vie ». Que sait-on ? « On sait que le temps c’est comme le vent / Pour vivre, y a qu’ça d’important ». Vivre pour vivre. Avec ses doubles répétitions de consonnes inversées vent / vivre et temps / important et son assonance en <??>le double vers constitue à lui tout seul une mise en perspective nasale sur l’émotion du temps qui passe, sur l’importance de ne pas le perdre. Anachronique dans la Vérone renaissante, cette ouverture à l’existentialisme sonne comme un clin d’œil de Presgurvic à ses travaux passés et futurs (le poème On a tous le droit, dit par Liane Foly notamment, ou encore Chacun fait pour le collectif scénique Chagrin d’amour). Ce texte, sous ses dehors insouciants, marque donc au contraire la prise de conscience d’une responsabilité politique et collective de la part de ceux qui la disent.
Ce virage politique offre une deuxième clé de lecture à la scène. Si, au premier abord, elle semble constituer une attaque en règle contre un ordre établi par des oppresseurs, lot de la jeunesse insouciante supposée des personnages, elle s’impose ensuite comme le récit, plus complexe, d’un grand malentendu. Malentendu de la part des élites décriées qui ne comprennent pas les espérances du peuple ; malentendu aussi de la part de ce peuple qui ne parvient pas à embrasser vraiment la pensée des élites. Ces malentendus sont suggérés tout au long de la scène, par une avalanche de locutions où s’épanouit le champ lexical de la connaissance : « On sait très bien » « Ils ne savent pas » « Ils confondent » « On ne sait même pas pourquoi » . Une inconciliable individualité qui relativise la justesse des propos de chacun et dépeint une vision pessimiste du vivre-ensemble.
Belle demoiselle de Christophe Maé
Les paroles :
« Du fond de ma rue / Une silhouette comme un bruit aigu / Se rapproche à hauteur de mes yeux nus
/ La silhouette, c’est une fille / Jour de fête nationale / Ronflante comme une escadrille / Qui domine mon moral / Je la regarde, me sourire / Je baisse la garde et les yeux pour me dire / Belle Demoiselle / Qui se presse dans l’allée / Sa démarche lui donne des ailes / Mais j’ose pas m’emballer / Si jamais je m’approche d’elle / Aucun doute, elle / S’envole / Comme une hirondelle »
L’analyse :
Belle demoiselle se pose d’abord comme une exaltation de cette vie simple. Les références s’accumulent à la vie rurale, à la notabilité locale : « Dieu » est cité par deux fois, les « nuages » également, l’hirondelle, référence implicite au savoir paysan, enfin la « demoiselle« , mot à la désuétude assumée. Le vocabulaire est simple, les idées claires. Les expressions traditionnelles sont détournées ; ainsi, en plaçant en rimes alternées les mots « tête » et « nuage« , Christophe Maé déconstruit-il le dicton avoir la tête dans les nuages, pour en proposer une nouvelle lecture poétique, le nuage devenant silhouette et la tête espace à lui seul où les choses « se bousculent ». La scène, aux abords familière, se pâme d’intranquillité. Les références se disloquent, la gravité recouvre le tout. A la rime, des mots simples : « grave », « bruit », « escadrille », « dieu » viennent perturber le déroulé linéaire d’un évènement jusqu’alors immuable. Dénonciation sous-jacente d’un univers trop clos ? Plus sûrement l’expression poétique d’une anormalité ponctuelle ; la « belle demoiselle » vient en effet bousculer les limites d’un sentier balisé ; elle en est l’élément perturbateur.
Coups et Blessures des BB Brunes
Les paroles :
« 200 watts / En paire de bottes / Délicate et désinvolte / C’est pas des cracs / Quand elle me sourit / J’me détraque / A coups d’insomnie / Tu me plaques comme une affiche au mur / Je porte plainte pour coups et blessures / J’étais a deux doigts / De finir fou de toi / Fou de toi. »
L’analyse :
Fers de lance d’une pop-culture 2.0, les BB Brunes ont, tout au long de leur œuvre imposante, cherché à concilier l’héritage d’une veine poétique romantique dont les origines sont à chercher chez Baudelaire ou Chateaubriand et l’ambition de retranscrire, sous une forme sensible, la juste condition de l’homme plongé dans la post-modernité.
La négation du corps est au cœur même de la tradition romantique. L’idée qu’il existe une inadéquation fondamentale entre le poète aux idées élevées et le magmas corporel, représentatif d’un monde hostile et mouvant dans lequel le poète ne se reconnaîtrait pas et dont il ne détiendrait pas les codes irrigue toute la littérature romantique. Qui donc est « si loin de tout » : est-ce l’autre par sa désinvolture ou bien le poète lui-même ? Et s’il s’agit de l’autre, ne serait-ce pas pour le collectif un signe de connivence, de ralliement ? Les allitérations occlusives, en t, d, en c (« 200 watts En paire de bottes Délicate et désinvolte C’est pas des cracs Quand elle me sourit J’me détraque ») qui servent d’incipit au poème sèment le trouble sur sa santé mentale et laissent entrevoir le décalage qu’il ressent son monde intérieur et celui qui l’entoure. Questionnement fondamental du poète romantique, cette place à trouver, à se faire, est ici encore placée au premier plan, même si nous verrons par la suite que le collectif choisir de la détourner à des fins plus contemporaines.
La chanson, c’est de la littérature avec de la musique, les mecs.